Mlle Lee, une employée de bureau de 28 ans, a récemment déménagé dans un studio à Séoul Kangnam (quartier huppé de Séoul). Vivant seule dans sa nouvelle résidence, Mlle Lee a abandonné l’idée d’installer seule des rideaux et des cadres après plusieurs tentatives. Difficile d’enfoncer des clous dans un mur de béton. Elle a immédiatement appelé une entreprise spécialisée. Un employé de cette dernière est venu peu de temps après installer des clous au plafond et sur le mur moyennant 20 000 won (environ 13 euros). “En tant que femme vivant seule, je fais appel à une entreprise pour les travaux de force” se confie Mlle Lee.
Le 26 août à 6 heures du soir, dans un hypermarché E-Mart de la ville de Hanam (province de Kyunggi), les têtes de gondole, pourtant habitués aux promos en pack familial, étaient remplis de produits vendus à l’unité. Du poivrier de 50 grammes au mini-pack de 115g de boeuf soja servi en accompagnement, les produits vendus à l’unité trustent les rayons alimentaires. Le sachet de 300 grammes de poireaux dont la contenance a été divisée par deux, et des boîtes individuelles (40 à 70 grammes) de 6 à 7 morceaux de poissons crus font leur apparition. Jusqu’à avril dernier encore, seules les boîtes de poissons crus pour trois personnes adultes (200 à 250 grammes) étaient en vente. Disponibles dans les rayons depuis le mois de mai, les boîtes pour une personne représente à elles seules 10% de l’ensemble des ventes de poissons crus et sont en pleine croissance.
Gabsoo Lee, le responsable marketing de E-Mart, explique que “les produits destinés aux ménages d’une à deux personnes s’élargissent car les produits vendus en petite quantité, privilégiés par ces ménages, sont en constante augmentation”.
Les ménages d’une personne métamorphosent la Corée du sud. Les entreprises dédiées aux "solistes" pour jouer le rôle alternatif de parents sont en plein boom et les hypermarchés offrent une gamme variée de produits vendus en petite quantité. Les restaurants réduisant les tables pour quatre personnes afin de servir les clients solitaires sont en pleine effervescence.
Plat de nouilles en privé
Au cours de cette nouvelle décennie, 400 ménages d’une personne font leur éclosion en moyenne journalière. Le Bureau National des Statistiques dénombrait 1,64 million de ménages d’une personne en 1995. En 2007, ce chiffre a été multiplié par deux pour atteindre 3,3 million de ménages. En pourcentage, la part de ces derniers est passée de 12,7% à 20,1%. Le Bureau National des Statistiques anticipe 4,71 millions de ménages d’une personne (23,7%) en 2030. Si on comptabilise les jeunes s’installant en dehors du cadre familial tout en restant rattaché au foyer fiscal de leur parents, les spécialistes estiment que ce chiffre peut atteindre entre 6 et 6,5 millions. En 2030, sur l’ensemble des ménages, la part combinée des solistes et des ménages en couple dépassera 51,8%.
Kyungsook Park, professeur en sociologie à l’Université Nationale de Séoul, explique que “le fléchissement de la cohabitation familiale comme le mariage ou l’assistance parentale est la principale raison de l’augmentation des ménages à une personne. Ces derniers sont par ailleurs très diverses dans ses formes. Les jeunes repoussant l’âge du mariage et les personnages âgées vivant seules sont les plus représentatifs. Les personnes ayant un(e) concubin(e) / conjoint(e) mais vivant seules en raison de leur profession ou des études à l’étranger de leur progéniture sont estimés à 3,6 millions.
Les solistes se consacrent à construire via différentes associations un réseau de contacts faisant office de parents. Yeonwook Lee, 36 ans et gérante d’un institut de cours privés, partage ses préoccupations d'ordre privé avec plusieurs célibataires de ces associations qu’elle considère comme une seconde famille. “Il y a beaucoup d’affinités entre nous et dès que le temps nous le permet nous voyons des spectacles ou nous voyageons ensemble comme une vraie famille” confie t-elle. Difficile d’ignorer l’influence des ménages d’une personne quand on sait que l’association du portail web Naver a multiplié le nombre de ses adhérents par 60 (de 8 187 à 491 164 membres).
La structure industrielle et économique est aussi en cours d’évolution. Samsung Economic Research Institute a estimé en se basant sur les chiffres de 2004 que le marché des ménages d’une personne a rapporté 6 trillions de wons(3,86 milliards d’euros) à l’industrie des produits pour célibataires. Le marché des animaux domestiques, en pleine croissance, a également rapporté 2 trillions de wons (1,29 milliards d’euros).
Les personnes âgées vivant seuls, éclipsés dans l’univers des seniors, est entrain de créer un nouveau marché à part entière. Le marché de l’aide aux personnes âgées rapportera cette année 840 milliards de wons et 1,7 trillion de wons en 2010. Un spécialiste de l’industrie concernée prévoit que l’ensemble du marché des ménages d’une personne vaudra plusieurs dizaines de trillions de wons.
Sookhwi Choi, chercheur principal chez Samsung Economic Research Institute, considère que “du fait de l’augmentation des ménages d’une personne, la structure de production est tout simplement passée d’une gamme de produits limitée à un éventail large et varié dont le volume devient considérable”.
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Il était bien difficile jusqu'à récemment de discerner les vrais solitaires en Corée du sud. Les travailleurs envoyés en mission ainsi que les provinciaux venus étudier dans la capitale semblaient correspondre au profil. Cependant, leur situation isolée n'était que temporaire avec au bout du compte un retour au bercail ou la formation d'un nouveau foyer sur place. La société coréenne a été le théatre de l’opposition des valeurs familiales faces à la modernité industrielle, phénomène pérennisé et conforté par la pratique du confucianisme. Entre le culte du mariage et la dépendance réciproque parents-enfants, le coréen avait peur de la solitude. Pas question d'aller au cinéma ou de dîner seul ; un collègue de travail ou un ami de fortune faisait très bien l'affaire. En approchant la trentaine, le mariage devenait un sujet récurrent au sein du cercle familial et du lieu de travail. Les proches organisaient des "sogaeting" (소개팅 / blind date) histoire que leur camarade ne finisse pas "notcheonyeo" ou "notcheoname" (노처녀 / 노처남 / littéralement vieille fille et vieux garçon), une situation familiale proche de la déviance. L'aîné(e), par son existence, était lié(e) de facto par un contrat moral l'obligeant à préserver le "gamoon" (가문 / la famille ou le clan). La pression était d'autant plus grande que le nombre d'enfants par couple n'a cessé de diminuer ses dernières années. La Corée du sud était fière de son modèle social basé sur la solidarité familiale inter-générationnelle, différent de celui des sociétés occidentales contemporaines, plus orienté vers l'individualisme.
Puis vinrent petit à petit les analyses et les statistiques confirmant la transformation inéluctable de la société. La population sud-coréenne va commencer à décliner en 2020 et la proportion des plus de 60 ans va tripler en 2050. Ce vieillissement, considéré comme le plus rapide au monde dans les prochaines décennies, met d'ores et déjà en péril cette solidarité inter-générationnelle. Le taux de chômage des jeunes, la montée des inégalités et la bipolarisation croissante de la société menacent quant à elles la cohésion sociale. Sans compter l'émancipation des femmes et leur nouveau regard vis-à-vis du mariage, le modèle social sud-coréen est remis en question. L'article du Joonang Daily, manchette de l'édition du lundi, achève de convaincre les plus sceptiques. Une couche entière de la société vit désormais seul et de manière pérenne. Ils sont indépendants et se montrent. La société de consommation qui, jadis, a laissé pour compte cette classe de la population en la privant notamment de ses avantages commerciaux rentre aujourd'hui discrètement dans le rang.
L'article du Joongang Daily divulgue en même temps une autre réalité : La société coréenne, pourtant décrite comme sclérosée, évolue et se rapproche de ses confrères de l'OCDE, n'en déplaisent à certains. A l'image de ces articles plus avancés de l'Express ou d'Easy Bourse sur le même sujet mais en France, ce phénomène nouveau en Corée du sud n'est-il finalement pas de l'histoire ancienne?
1 commentaire:
Inéluctable, c'est le mot, tu l'as dit ! Va falloir que ça rentre les ciboulots maintenant et que les gens arrêtent de se voiler la face ! Très bonne analyse en tout cas, merci mec.
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